Suzanne de Léonard Cohen


L'entrée du port (Le Cap d'Agde)
L’entrée du port (Le Cap d’Agde)

Léonard Cohen écrit ici un texte onirique. Pour le comprendre, il faut d’abord le ressentir et se laisser bercer par le rythme, à l’image du flux et du reflux des eaux.

Quelles eaux ? Peut-être des eaux baptismales mais aussi les eaux qui vous noient, mais aussi les herbes aquatiques dans lesquelles sont emmêlés des héros morts: la naissance, le danger, la peur et la mort donc. Mais aussi une sorte d’Achéron, un rivage qu’il faut quitter pour un autre monde ou le même monde vu différemment. Des mystères dont on a peur en tous cas mais qui nous attirent : « you want to travel ».

Le thème du voyage, et parfois du voyage immobile, du voyage intérieur, est fortement suggéré par le champ lexical de la marine : « river », « boat »,  « sailor » ou de l’exotisme «tea»,  «oranges», «China».

L’eau est aussi celle sur laquelle le Christ a marché : ce qui semble s’enfoncer mais qui vous tient cependant si l’on a confiance, si l’on a la foi. Autre mystère, la foi, souligné par « travel blind », voyager les yeux bandés en quelque sorte.

C’est encore l’eau qui donne la réponse : «she lets the river answer» car on se trompait en pensant qu’on n’avait pas d’amour à donner.

«Trust», la confiance, est un leitmotiv mais employé à chaque fois avec un sujet différent : la confiance commence par être reçue avant de pouvoir être donnée et être donnée peut-être « maybe ». On sait obscurément que la mystérieuse Suzanne vous fera confiance, le futur doublant cette confiance qui s’applique ainsi à l’avenir, à ce que vous deviendrez, et non à l’être imparfait du présent.

 Suzanne takes you down to her place near the river
You can hear the boats go by
You can spend the night beside her
And you know that she’s half crazy
But that’s why you want to be there
And she feeds you tea and oranges
That come all the way from China
And just when you mean to tell her
That you have no love to give her
Then she gets you on her wavelength
And she lets the river answer
That you’ve always been her lover
And you want to travel with her
And you want to travel blind
And you know that she will trust you
For you’ve touched her perfect body with your mind.

Il faut d’abord se laisser aller, descendre : «takes you down», mourir même : «only drowning men could see him», pour approcher ce mystère, pour entrevoir l’âme, à laquelle « perfect body» fait allusion, sous l’enveloppe charnelle.

Mais Jésus lui-même se noie : lui qui pouvait marcher sur les eaux se noie dans d’autres eaux : celles de la sagesse humaine. Il sombre comme une pierre et c’est ce qui le rend presque humain, avant que le ciel ne s’entrouvre.

And Jesus was a sailor
When he walked upon the water
And he spent a long time watching
From his lonely wooden tower
And when he knew for certain
Only drowning men could see him
He said « All men will be sailors then
Until the sea shall free them »
But he himself was broken
Long before the sky would open
Forsaken, almost human
He sank beneath your wisdom like a stone
And you want to travel with him
And you want to travel blind
And you think maybe you’ll trust him
For he’s touched your perfect body with his mind.

Il ne s’agit plus maintenant d’aller chez Suzanne, d’avoir envie de voyager avec elle : Suzanne prend votre main et vous emmène sur le rivage. C’est le départ. Telle Marie, c’est Notre-Dame des ports qui vous montre l‘autre côté du miroir ou peut-être vous permet de vous voir tel que vous êtes vraiment, dans une sorte de comparution finale devant un juge qui n‘est autre que vous-même.

Le miroir est aussi une sorte de filtre religieux ou métaphysique à travers lequel on voit la réalité autrement. D’aveugle (« blind »), on se met à voir, mais grâce au reflet proposé par un miroir que Suzanne tient (et non vous). Voyage initiatique : elle vous prend par la main, elle vous montre ce qu’il faut voir et comment il faut le voir. On ne trouvera pas cette voie tout seul, d’après Cohen.

La mort est mêlée à la vie, comme une vie éternelle ou un éternel recommencement : le soleil se déverse comme du miel et les enfants s’appuient sur l’Amour (de Dieu) dans le matin de leur vie.

Now Suzanne takes your hand
And she leads you to the river
She is wearing rags and feathers
From Salvation Army counters
And the sun pours down like honey
On our lady of the harbour
And she shows you where to look
Among the garbage and the flowers
There are heroes in the seaweed
There are children in the morning
They are leaning out for love
And they will lean that way forever
While Suzanne holds the mirror

Le dernier refrain montre le chemin parcouru en inversant sujet et complément : On peut lui faire confiance car elle a vu votre âme.

And you want to travel with her
And you want to travel blind
And you know that you can trust her
For she’s touched your perfect body with her mind.

Dans une interview, Leonard Cohen parlait de la genèse de ses chansons. Le départ est souvent une émotion devant la beauté. Beauté d’un paysage, d’une œuvre d’art, de l’âme d’une personne, d’un instant de bonheur. Je vois souvent les poèmes de Leonard Cohen comme une action de grâce, lorsqu’on se sent comblé par Dieu. C’est un sentiment à mon avis plus mystique que religieux.

Suzanne est le prénom de la femme d’un ami du poète. Elle habite une maison au bord d’un lac et un jour, Léonard Cohen a bu une tasse de thé là-bas. Elle n’a que ce rapport avec la chanson, il ne s’est rien passé d’autre. L’imagination a fait le reste. Et le travail ! Il faut souvent presque une année de travail à cet auteur pour sculpter, ciseler chaque mot de son texte. Plus de dix versions longuement travaillées partent à la poubelle avant qu’il ne soit satisfait. Enfin « partaient » car il n’en écrira plus, lui qui d’après son fils écrivit jusqu’à ses derniers moments. Et comme il nous manque! Comme sa présence manque au monde! Et comme à notre tour, nous rendons grâce à Dieu ou au hasard de nous l’avoir prêté un instant sur la terre.

Dance me to the end of love – Leonard Cohen

 

4 réflexions sur « Suzanne de Léonard Cohen »

  1. Bonjour,
    bravo pour cette analyse éclairante de cette fabuleuse chanson. J’ai un petit service à vous demander : est-il possible de supprimer cette page pendant 15 jours, le temps que mes élèves travaillent sur le commentaire de la chanson sans être tentés de vous plagier. Je ne manquerai pas de les renvoyer vers votre blog à l’issu de ce travail. Merci d’avance.

  2. votre plume est vraiment splendide
    bravo pour votre blog

    pour rendre hommage à la chanson
    Suzanne de Leonard Cohen
    je vous en présente une des miennes

    vous pouvez retrouver paroles et musique
    sur
    http://www.demers.qc.ca
    chansonsdepierrot
    paroles et musique

    CASSANDRE

    nous fumes nomades Cassandre
    nous fumes nomades Cassandre

    hier j’ai dormi
    dans la forêt du labrador
    j’ai fais un feu
    mais j’avais froid
    sans toi dehors

    nous fumes nomades Cassandre
    Nous fumes nomades Cassandre

    hier on m’avait
    donne deux sandwichs au poulet
    j’aurais aimé les partager
    tu me manquais

    REFRAIN

    tes 19 ans Cassandre

    c’etait la vie
    avant l’barrage de Manic 5

    c’etait l’mont Wright Cassandre
    avant l’enfer
    d’la mine de fer
    en plein hiver

    c’était surtout
    la jeune femelle caribou
    et le vieux mâle encore debout

    c’etait surtout
    la jeune femelle caribou
    et le vieux mâle
    vagabond fou

    COUPLET 2

    vieux mâle au doux regard
    celui d’monsieur Bernard

    qui s’est battu
    pour sauver son chalet du feu
    avec son fils
    4 nuits sans fermer les yeux

    c’est fascinant à voir
    un bout d’forêt toute noire

    y a des souvenirs de jeune femme
    qui s’enflamment au fond de soi
    se consumant tout comme
    un ancien feu de joie

    COUPLET 3

    debout je marche la vie
    debout je prie la vie

    pour que la riviêre de tes rêves
    soit aussi belle
    que la petite Manicouagan

    devant laquelle j’écris
    la tendresse de mes cris

    parce qu’une nuit
    t’as pris l’bateau
    qui t’a conduite
    de Bécomo à Rimouski

    Pierrot
    vagabond céleste

    Pierrot est l’auteur de l’Île de l’éternité de l’instant présent et des Chansons de Pierrot. Il fut cofondateur de la boîte à chanson Aux deux Pierrots. Il fut aussi l’un des tous premiers chansonniers du Saint-Vincent, dans le Vieux-Montréal. Pierre Rochette, poète, chansonnier et compositeur, est présentement sur la route, quelque part avec sa guitare, entre ici et ailleurs…

    http://WWW.ENRACONTANTPIERROT.BLOGSPOT.COM
    http://WWW.REVEURSEQUITABLES.COM

    http://www.tvc-vm.com/studio-direct-2-35-1/le/vagabond/celeste/de/simon/gauthier

    pierrot
    vagabond celeste

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