Je ne dirai pas comme mon illustre prédécesseur Jean-Jacques Rousseau que je veux former ici « une entreprise qui n’eut jamais d’exemple ». Cependant et avec plus d’humilité, je pense qu’elle servira peut-être d’exemple à quelques-uns parmi mes lecteurs, ou pourquoi pas, à un cinéaste. Alors à vos claviers !
Au soir de mon existence, je souhaite en effet écrire quelques lignes sur toutes les autres vies que j’aurais pu avoir, à la suite de choix ou de circonstances qui ont orienté mon destin. Ces autres vies, pour la plupart, auraient été ni meilleures ni pires, différentes tout simplement. Les choix effectués n’étaient donc pas aussi lourds de conséquences qu’ils le semblaient lorsque je les ai faits mais ce texte est aussi pour moi une catharsis.
Bien sûr, avant notre naissance, il y a toutes les circonstances extraordinaires qui font que nous arrivons au monde, nous et pas un autre, mais commençons le jour de ma naissance.
Depuis deux jours la jeune femme de 22 ans qui allait bientôt devenir ma mère souffre des douleurs de l’accouchement. Elle a l’image d’une personne qui se plaint et « s’écoute » facilement. Ma grand-mère qui a eu six enfants et d’autres matrones sûres de leur fait se moquent d’elle et lui conseillent d’attendre encore mais finalement elle se rend à la maternité. Là-bas, branle-bas de combat, il y a souffrance fœtale et urgence. En vain ma mère agite-t-elle une lettre de son médecin traitant disant qu’on ne doit pas l’endormir, en vain se bat-elle pour sa survie, le médecin accoucheur crie que si son enfant meurt, elle en portera toute la responsabilité et on l’attache sur la table d’accouchement. Elle raconte que sa montre a volé à l’autre bout de la pièce dans la bagarre. L’histoire aurait donc pu s’arrêter là ou continuer avec un enfant au cerveau endommagé. Le sort en a voulu autrement.
L’épisode décisif suivant survient lorsque j’ai six ans. Notre voiture, une dauphine, est percutée un soir par une voiture arrivant en face. Je me souviens de l’arrêt brutal. Nous n’avions pas de ceinture de sécurité. Je tape du nez contre la banquette avant et je saigne mais ce sera ma seule blessure : je suis indemne dans une voiture hérissée de piques en fer (les décorations intérieures des portes). Mon petit frère de 3 ans hurle de peur et est pris en charge rapidement, ma mère est blessée : traumatisme crânien et nombreuses coupures aux jambes, mon père est mourant, il faut le désincarcérer. J’erre seule sur le lieu de l’accident lorsque un secouriste arrivé sur les lieux me prend par la main et m’emmène vers mon père allongé au sol : « dis au revoir à ton papa ». Nous montons tous dans une ambulance. A l’arrière, mon père s’inquiète : « Je n’entends pas ma fille, est-elle encore en vie ? » On me demande de dire quelques mots et rassuré par le son de ma voix, il se tranquillise. A l’hôpital, mon frère et mes deux parents sont sur des chariots. Ma mère me recommande les bagages. Les chariots sont emmenés un à un. Un employé fouille dans les bagages pour trouver un contact. Le temps passe. je suis toujours seule dans ce couloir vitré. Enfin, mes grands-parents apparaissent et me prennent dans leurs bras.
Plus tard, j’en saurai plus. Mon père fut considéré comme irrécupérable et laissé sans soin. Or il se trouve que le secouriste dont j’ai parlé plus haut fut invité par l’ambulancière qu’il connaissait à partager son repas. Cette ambulancière était une maîtresse femme, à qui l’on obéissait sans discuter. Au cours du repas, il lui dit incidemment: « le type qu’on a ramassé, je le connais, il habite la même ville que moi ». L’ambulancière pose alors sa cuillère (ils en étaient à la soupe) et s’exclame : « Comme je les connais, ils vont le laisser mourir ! » Elle file à l’hôpital et demande quelle est la tension de mon père, les infirmiers de garde étaient en train de jouer aux cartes près du chariot où mon père gisait sans connaissance. Ils répondent un mensonge. Elle prend elle-même la tension qui est extrêmement basse. Elle insiste pour qu’on appelle le chirurgien, malgré les réticences. Ce chirurgien était à une soirée mondaine et il accepte de revenir immédiatement. Mon père n’a plus que 6 de tension. Le chirurgien hésite, il semble évident qu’il va perdre son temps mais il déclare : « il ne sera pas dit qu’on n’aura pas essayé ! » Sans prendre la peine de se changer (il est en tenue de soirée), il ouvre le ventre de mon père par le milieu (on ne sait pas ce qu’il a). Un geyser de sang asperge tous les présents. La rate est éclatée. Mais mon père, 32 ans à l’époque, sera sauvé et il vivra jusqu’à 78 ans.
A force de travail, mon père nous a assuré une existence confortable. J’ai eu avec lui tant et tant de conversations sur la littérature, l’histoire ou la mythologie. Quelle aurait été ma vie sans lui ? Une autre enfance assurément, cette enfance qui est le socle sur lequel on construit sa personnalité.
Il faut ensuite attendre mes quatorze ans et un premier amour en Angleterre. Choix de quitter ce garçon avec lequel il est vrai je n’avais pas grand chose en commun. Imaginons que nous soyons restés liés, ses parents y étaient favorables. Il était l’héritier d’une grande entreprise d’élevage de bovins. La maison était luxueuse, on roule en Porsche. Une autre vie, certes, si j’avais suffisamment aimé ce garçon pour unir ma vie à la sienne et j’aurais apprécié de vivre en Angleterre.
Quelques années après, une amitié avec mon voisin se change peu à peu de sa part en amour. Pas de la mienne, cela me fait peur, je suis encore très immature. Ce garçon deviendra un très grand chef d’entreprise. Une autre vie encore, où j’aurais vraisemblablement pu faire des choix différents sans avoir à gagner ma vie. J’aimais déjà écrire. J’aurais peut-être acheté une librairie. On ne sait pas. Des rêves qui n’ont pas eu lieu. Une vie parisienne, plus solitaire aussi, avec un époux peu présent.
J’ai 21 ans, j’habite toujours chez mes parents. Je viens de passer le diplôme d’institutrice. On me propose de partir un an en Louisiane, dans un échange de poste. Je veux accepter mais ma mère très possessive et inquiète pour moi, met tout son poids dans la balance pour que je reste auprès d’eux. J’ai compris maintenant que c’est pas amour mais elle va jusqu’aux menaces : « Si tu passes la porte pour aller en Louisiane, tu ne la repasses pas dans l’autre sens ! » Je ne doute pas qu’elle serait revenue sur ces paroles stupides mais pas moi, j’aurais définitivement coupé les liens. J’aurais vraisemblablement passé le reste de ma vie aux États-Unis. J’adore mon père, mon frère, le reste de la famille est très proche également. Je réfléchis toute une nuit et je préfère garder ma famille. Je le regrette parfois aujourd’hui mais je ne pense pas que ma vie en aurait été meilleure, seulement différente.
J’ai repensé récemment à cet épisode lorsque je me suis retrouvée seule pour vider la maison de mes parents : finalement, je n’avais plus de famille, cette famille qui avait pesé si lourd dans la balance lors de ma décision.
J’ai 23 ans, je suis toujours célibataire, avec quelques aventures amoureuses sans grand intérêt mais qui, à chaque fois, auraient pu être le départ d’autres vies, d’autres choix, d’autres lieux. J’ai hâte de quitter la maison, d’être enfin libre. Je rencontre mon futur époux et nous nous épousons très rapidement, trois enfants naissent, alors que je poursuis des études par correspondance. C’est une vie de dur labeur, avec des fins de mois difficiles qui m’attendra mais avec une grande liberté, une grande entraide, des valeurs et des projets communs. Nous accomplirons de belles choses ensemble. Pas si mal !
J’ai 30 ans, nous souhaitons acheter une maison dans une petite ville de Bourgogne mais il nous manque un peu d’argent. Mes parents refusent de nous prêter la somme sans même se déplacer pour voir ce projet mais c’est entièrement leur choix et je le respecte . Or cette grande maison en centre ville comprenait un pan avec plusieurs logements locatifs. Une autre vie là aussi.
Quelques années plus tard, je me suis engagée en politique. Si j’avais habité cette maison, j’aurais pu avoir l’assise locale nécessaire et un boulevard se serait ouvert devant moi pour une « carrière politique ». Ce ne sont pas des mots en l’air, cela a vraiment été évoqué avec regret par le « bureau départemental » dont je faisais partie à l’époque. Je ne suis pas sûre de l’avoir vraiment souhaité, de toutes façons. Je préférais aider anonymement d’autres personnes que je jugeais alors plus aptes que moi. Avec le recul et moins d’humilité, je ne suis plus du tout certaine du dernier point.
Le hasard a voulu que je sois nommée dans un collège de cette ville. Le confort d’habiter sur place m’aurait certainement dissuadée de devenir chef d’établissement et de partir au gré des différentes nominations. Que de difficultés en moins mais que d’expériences intéressantes j’aurais ratées également.
Nous achetons une autre grande maison. Nous aurions pu rester en ville et vivre en appartement. Une maison vous prend votre temps et votre argent et vous attache à un lieu. Encore un choix.
Enfin, il faut dire un mot du choix de ne pas donner naissance à un quatrième enfant. J’avais envie d’une famille nombreuse mais « la raison a eu raison ». Là encore, la vie aurait été complètement autre. Un quatrième enfant, c’est moins de vie sociale – on n’est plus invité- moins de voyages, moins de confort, plus de difficultés à s’occuper de chacun. C’est mieux, certainement, de nous être arrêtés là mais j’ai vu longtemps courir une petite ombre derrière les trois autres. Leur vie à eux aussi aurait été différente.
En conclusion, pas de regrets, juste ces perspectives évoquées, comme un foisonnement riche de possibles. A mon âge, il y a de moins en moins de portes, de choix à faire, et ils sont moins lourds de conséquences. Cela fait du bien de revoir ces différents chemins que j’ai dédaignés et de les emprunter en pensée, pour passer un peu de temps avec les autres moi-mêmes que je serais devenue.