
La chanson Gardien de nuit écrite et composée par Francis Cabrel est tirée de l’album: Le Soldat Rose.
La poésie de Cabrel utilise des mots très simples pour suggérer des images originales sur des thèmes éternels : l’amour, l’absence, la solitude, la peur… Elle peut souvent se lire à plusieurs niveaux grâce à une certaine imprécision qui permet à chacun d’entendre ce dont il a besoin et de plaquer ses propres souvenirs sur les mots du poète. On pourrait dire qu’à travers les mots le lecteur ou l’auditeur participe autant que l’écrivain à l’évocation d’images qui seront différentes pour chacun.
Dans ce texte, tous les sens du verbe « garder » sont utilisés tour à tour pour souligner l’absurdité de certains comportements. Le gardien est là pour garder ? Eh bien, il « garde » tout ce qui lui passe par la tête. Il n’est pas sans rappeler l’allumeur de réverbères du Petit Prince de Saint Exupéry. Cabrel se moque de la folie de cet être si « raisonnable » de la « tête » aux « pieds » avec l’emploi au sens propre d’expressions populaires.
Je garde les pieds sur terre
Je garde la tête froide
Cependant, la répétition humoristique en début de vers de « je garde » qui insiste sur l’absurde occupation du gardien amène aussi la notion de peur en filigrane avec « révolver ».
Je garde un revolver
La nuit, nous quittons généralement notre image sociale pour rentrer dans notre intimité : notre baignoire, notre pyjama, notre lit sont des images de cette intimité. On peut aussi penser qu’on entre au plus intime de nous-mêmes, dans nos peurs d’enfant devant la nuit ou nos angoisses de vieillard face à la mort. Aucun endroit n’est un refuge contre ces craintes irraisonnées.
Jusque dans ma baignoire
Je garde un œil ouvert
Quand je suis dans mon lit
Plus une veste militaire
Sous mon pyjama gris
L’attitude raide du soldat qui ne réfléchit pas et qui croit tout contrôler, l’aspect mécanique d’un automate allié à la technologie moderne sont soulignés par les rimes: « droit » « froid ». De même, on « contrôle » jusqu’à ses « épaules ». Cette raideur est physique comme psychologique par le biais de l’anacoluthe, c’est-à-dire la construction grammaticale qui associe au même verbe « garde » deux compléments qui ne vont pas avec le même sens de ce verbe. « Garder le buste droit » signifie conserver une position alors que « garder la tête sur les épaules » signifie rester lucide.
Je garde le buste droit
La tête sur les épaules
Je garde un regard froid
Sur l’écran de contrôle
Autre sens de garder : la longévité. La dureté du coeur de pierre, qui ne s’ouvre pas aux sentiments, ainsi que son manque de souplesse et d’adaptation fait qu’il reste inchangé, immobile dans le temps. L’angoisse prend toute la place dans le temps et dans l‘espace, rend méfiant et insensible à la vie. Bien que les verbes soient au présent, l’individu angoissé ne profite pas de chaque instant de la vie. Le présent a ici une valeur d’immobilité ajouté à une habitude immuable.
Je garde un cœur de pierre
Du lundi au dimanche
J’ai pour tout l’univers
Rien que de la méfiance
Le jeu de mot qui prend au sens propre l’expression « gardien de nuit » est explicitée par les comparaisons avec d’autres types de gardiens.
Gardien de zoo, c’est peinard
C’est pas souvent que les pingouins se barrent
Mais gardien de nuit, c’est plus compliqué
La nuit finit toujours par s’échapper
L’intensif « toujours » marque l’inéluctabilité de la mort (le jour, c‘est aussi le « dernier jour« ), tout en prenant le ton du travailleur qui se plaint de son dur labeur avec un niveau de vocabulaire familier.
Gardien de but, c’est trop fastoche
Suffit d’enlever les mains d’ses poches
Mais gardien de nuit, c’est beaucoup plus compliqué
Le jour finit toujours par arriver
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