Tricot et associations d’idées…


Tricot

Tricoter est une forme de méditation… Par association d’idées, on revoit des scènes et des personnages d’un temps révolu. Ce qui suit pourra sembler bien  mélodramatique, mais à l’époque, cela n’apparaissait pas ainsi : c’était aussi cela la vie, et on prenait les belles choses avec le reste, sans se poser plus de questions, sans trouver scandaleux de n’être pas toujours heureux.

Je me souviens par exemple d’avoir 5 cm de tricot à faire en devoir de classe. A cette époque déjà lointaine, les petits garçons apprenaient à bricoler –  ce que j’aurais adoré faire –  et les petites filles à coudre et tricoter. Ma grand-mère était une experte en ce domaine, le dimanche suivant, je lui demande donc ingénument de faire mon devoir à ma place.  Je ne me souviens pas qu’elle m’ait jamais refusé quelque chose mais là, elle m’a dit : « non, tu dois le faire toi-même ». J’ai passé un après-midi sur ce qui lui aurait pris 5 minutes, mes doigts semblaient avoir la dextérité de mes orteils.  Maintenant, j’adore tricoter et j’ai compris la leçon.

Autre souvenir : à l’époque, ceux que l’on appelait « les vieux » étaient pris en charge à la maison. Ma bisaïeule me tricota une fois une paire de chaussettes rayées jaune et marron. J’avais peut-être cinq ans mais je les détestais. Il fallait de plus passer un élastique pour qu’elles tiennent à la jambe. Pourtant maintenant, je la remercie d’avoir pris du temps pour moi, qui ne passait pas plus d’une minute par quinzaine avec elle : juste le temps d’un furtif baiser « obligatoire » pour la saluer. Elle n’était pas obligée! Quand on est enfant, on pense que les cadeaux vous sont dus, mais ils ont coûté du temps et de la peine.

Enfin, dernière pensée pour l' »aveugle ».  Parfois, lorsqu’il nous fallait un tricot, nous allions chez celle que tout le monde appelait ainsi. C’était une femme sans âge aux yeux décolorés, assise dans un recoin d’une petite cuisine, et qui tricotait toute la journée. Il n’y avait qu’une autre porte, qui donnait sur l’unique chambre, celle de sa sœur et de son mari – elle, elle dormait dans la cuisine.  Elle était née dans ce misérable logement de deux pièces et vivait encore, elle y mourrait sans doute. Je ne pense pas qu’elle soit beaucoup sortie. Les gens n’avaient pas beaucoup de cœur : la vie était dure – cela ne prédispose pas toujours à la patience – mais ils avaient le sens du devoir. Il ne serait pas venu un seul instant à l’idée de sa sœur qu’elle puisse choisir de ne pas « s’encombrer » de cette infirme. Il ne lui venait pas plus à l’esprit de cacher le poids qu’elle représentait, dont elle se plaignait ouvertement. On n’avait jamais entendu parler de psychologie dans ce milieu.

Et cette pauvre femme, nommée par cette unique caractéristique, n’avait pas d’autre vie, pas d’autre univers. Elle s’effaçait autant que possible, tâchant d’aider à payer sa nourriture par son travail, semblant s’excuser en permanence d’exister et d’être ainsi la croix de ceux qu’elle aimait.

Personne ne se souciait de ce qu’elle pensait. Avait-elle des rêves ? Avait-elle, jeune fille, envié sa sœur qui se mariait ? J’avais peut-être huit ans, j’essayais d’imaginer les deux sœurs enfants dans ce même décor. Il m’est resté votre doux sourire. Alors, pour vous, mademoiselle l’aveugle, vous la presque invisible,  j’ai écrit ces lignes, cinquante ans plus tard, pour que vous ayez tout de même laissé votre trace.

3 réflexions sur « Tricot et associations d’idées… »

  1. Merci, Madame, dont je découvre à l’instant le blog. j’ignore votre âge, maos j’ai connu exactement cela. Une autre époque, certes, mais merci de vous souvenir, et pour cet hommage qui trouve un tel écho douloureux mais bénéfique dans ma tête et dans mon coeur.

Laisser un commentaire