Marguerite Yourcenar (1903- 1987) a également écrit des poèmes. Elle est la première femme à être entrée à l’Académie Française, et cela grâce à la volonté de Jean d’Ormesson, décédé en décembre 2017.
Ce poème d’amour à un ami défunt m’a beaucoup touchée.
Vous ne saurez jamais
On le sait, on ne dit jamais assez aux gens combien on les aime alors qu’ils sont vivants.
On remarquera que les seuls futurs du texte, par ailleurs entièrement au présent, concernent le défunt. On n’en parle pas au passé mais c’est un futur à la forme négative, malheureusement, un futur nié.
Le sonnet commence par la belle image d’un petit coeur qui navigue au fond du coeur de l’auteur. L’âme voyage ainsi dans le coeur de ceux qui l’ont aimé. La répétition de « coeur » suffit à exprimer l’affection ainsi que le terme « adopté » repoussé en fin de vers et de phrase pour le mettre en valeur et surtout pour donner plus d’ampleur au rythme, soulignant ainsi l’idée du voyage qui suit tout le poème.
Vous ne saurez jamais que votre âme voyage
Comme au fond de mon cœur un doux cœur adopté
Le futur n’a pas de prise sur le passé, malgré l’énumération des trois éléments qui pourraient plus sûrement mener à l’oubli :
Et que rien, ni le temps, d’autres amours, ni l’âge
N’empêcheront jamais que vous ayez été;
La subordonnée « que vous ayez été » est suivie d’autres, juxtaposées, mais qui sont en quelque sorte des développements de cette première idée.
Que la beauté du monde a pris votre visage,
Le visage de l’être aimé reflète ou concentre un instant toute la beauté du monde. Il ne s’agit bien sûr pas d’une beauté physique mais plutôt de la beauté de ce moment de bonheur et de vie. Le monde est beau lorsqu’on est heureux.
Cette beauté du monde à travers le visage est intensifiée par la beauté de l’âme ( la douceur ) et est comme éclairée par sa clarté.
Vit de votre douceur, luit de votre clarté,
Et que le lac pensif au fond du paysage
Me redit seulement votre sérénité.
L’auteur poursuit sur cette métaphore : les éléments du paysage prennent les qualités de l’âme de l’ami : le lac est pensif comme l’ami était serein. Le défunt se rappelle à nous partout dans le paysage. Quelle belle manière de se souvenir de ceux qui nous ont quittés.
Vous ne saurez jamais que j’emporte votre âme
Comme une lampe d’or qui m’éclaire en marchant;
Qu’un peu de votre voix a passé dans mon chant.
La rencontre passée avec cet ami a marqué et influencé l’auteur. Nous passons du présent du paysage que l’on contemple au chemin que l’on reprend, le présent laisse place à une perception du futur. Le voyage se poursuit mais le défunt accompagne à sa manière (j’emporte votre âme) puisqu’il a définitivement modifié le ressenti et l’art de l’auteur (un peu de votre voix est passé dans mon chant).
Les défunts vivent dans notre souvenir et leur expérience nous guide, comme entrelacée avec le présent, comme les expressions s’entrelacent dans le vers qui suit :
Doux flambeau, vos rayons, doux brasier, votre flamme
M’instruisent des sentiers que vous avez suivis,
Et vous vivez un peu puisque je vous survis.
(extrait du recueil « Les charités d’Alcippe » nouvelle édition 1984, Gallimard)