
Aragon exprime ici sa peine par le biais d’images symétriques. Le contexte est la seconde guerre mondiale.
Le titre du poème évoque celui d’un tableau de peintre. Un tableau est aussi le miroir ou le souvenir d’une réalité ou d’une vision personnelle de la réalité.
Dès le départ le mot est lancé: «tragédie». C’est une tragédie partagée par les deux personnages: Elsa et l’auteur, comme le montre l‘emploi du possessif « notre ».
C’était au beau milieu de notre tragédie
Cette phrase revient comme un refrain. Le temps présent semble stagner. Ceux qui ont vécu une peine intense ressentiront cette impression de temps qui s’étire. La durée précise: un jour n’a que peu à voir avec le ressenti mais c‘est une durée de tragédie du théâtre classique.
L’absence de ponctuation ajoute encore à cette impression d’étirement continu ainsi que la répétition du même geste: « peignait ». L‘usage de l‘imparfait, temps de la durée, est en accord.
Et pendant un long jour assise à son miroir
Le «milieu» est aussi le miroir, medium plus encore que moyen, point de rencontre entre le présent et le passé, entre le chagrin actuel et les souvenirs.
L’auteur regarde la chevelure d’Elsa qui est face au miroir. Le miroir est aussi le miroir du passé et la chevelure flamboyante d’Elsa reflète les anciens incendies. Nous avons un sorte de mise en abyme spatial et temporel.
Elle peignait ses cheveux d’or je croyais voir
Ses patientes mains calmer un incendie
C’était au beau milieu de notre tragédie
Il y a ce qu’on voit et ce qu’on croit voir. Le miroir n’est pas qu’un reflet, il est aussi une fenêtre de l’imaginaire et de la mémoire. Le conditionnel apporte cette touche de doute et de flou qui caractérise ce qu’on pense savoir de la douleur muette d’un autre.
Ce silence est accentué par «l’air de harpe» mimé. Le silence est lui-même une image du doute «sans y croire». A quoi ne croit-elle pas? A la tragédie qu’elle vient d’apprendre? Au fait qu’elle pourrait calmer sa peine muette et sa violence intériorisée? N’est-ce pas plutôt lui qui n’y croit pas? Ces hypothèses sont, elles aussi, autant d’images renvoyées par des miroirs successifs. Les yeux de l’auteur dans lesquels la réalité se reflète et se mêle aux souvenirs sont eux-mêmes des miroirs.
Et pendant un long jour assise à son miroir
Elle peignait ses cheveux d’or et j’aurais dit
C’était au beau milieu de notre tragédie
Qu’elle jouait un air de harpe sans y croire
Pendant tout ce long jour assise a son miroir
De manière lancinante, le jour avance et les mêmes mots «miroir»et«mémoire» qui se reflètent dans la rime marquent tout de même une évolution des sentiments qui deviennent plus agressifs, plus violents avec «martyrisait». Mais ces tortures sont aussi des images de la réalité passée et font écho au présent de la souffrance intense due au chagrin de la jeune femme.
Elle peignait ses cheveux d’or et j’aurais dit
Qu’elle martyrisait à plaisir sa mémoire
Pendant tout ce long jour assise à son miroir
Loin de «calmer» l’incendie, elle le «ranime». Le silence lui-même est une violence sourde, soulignée par la négation.
A ranimer les fleurs sans fin de l’incendie
Sans dire ce qu’une autre à sa place aurait dit
Elle martyrisait à plaisir sa mémoire
C’était au bon milieu de notre tragédie
Le monde ressemblait à ce miroir maudit
Le peigne partageait les feux de cette moire
Et ces feux éclairaient des coins de ma mémoire
Cette tragédie s’élargit spatialement puisque le miroir est à l’image du monde et se précise temporellement: le milieu de la tragédie est comparé au milieu de la semaine. Le jour est précisé «jeudi». Ce jour est «assis », comme la jeune femme à son miroir. Enfin, la mémoire de la jeune femme est devenue la mémoire de l’auteur: ils partagent les mêmes souvenirs.
C’était au beau milieu de notre tragédie
Comme dans la semaine est assis le jeudi
En intervertissant miroir et mémoire, les images de mort se précisent.
Et pendant un long jour assise à sa mémoire
Elle voyait au loin mourir dans son miroir
On retrouve la tragédie classique avec «acteurs», cette référence qui annoblit la douleur comme « l’or » des cheveux annoblissait la chevelure.
Un à un les acteurs de notre tragédie
Et qui sont les meilleurs de ce monde maudit
La tragédie est maintenant si précise qu’Aragon s’adresse directement aux lecteurs, témoins eux aussi puisque la lecture du poème équivaut à regarder dans le miroir d’Elsa et emploie désormais l’indicatif, mode de la certitude: «vous savez». Nous sommes le soir,le temps a avancé, malgré les apparences de cette scène presque immobile et silencieuse, muette : « sans que je les aie dits ».
Et vous savez leurs noms sans que je les aie dits
Et ce que signifient les flammes des longs soirs
Et ses cheveux dorés quand elle vient s’asseoir
Et peigner sans rien dire un reflet d’incendie
Un pas dans le cahier maure et neige
Venise !… lent lever de rideaux successifs
les lourds brouillards et voiles et voilettes
aux parfums capiteux… je préfère Mestre
que je consigne ici à l’encre sympathique
pour quelque cœurs vivants demain !
Les souvenirs masqués me rattrapent.
Comme le pêcheur à qui le choeur dit :
Parle ! Tu es d’ici ! C’était un mensonge.
En moi présent et avenir coïncident.
Je n’ai rien à perdre sauf à te préserver.
Mais qui me lit en ce moment peut-être
attend plus espère une pièce. La Fenice !…
Troncs-fossiles engloutis qui culminent
en dédale de fleurs pétrifiées. Le reste !
L’ordinaire va-et-vient. Sur les eaux
marcher. Que peut-il advenir ? Nous !
Nous, passants, côté coulisses, revivant
la beauté du phénix. Dont acte. Je préfère
Mestre dépouillé. Une vie contre une vie.
Je ne pouvais espérer plus.