Pour Gilles,
Je préfère la légèreté des textes courts d’Alphonse Daudet à ses romans : La Chèvre de Monsieur Seguin est un bijou.
L’incipit tient en une phrase, qui présente succintement Monsieur Seguin comme un brave homme malchanceux, qui a déjà eu des chèvres. C’est à peu près tout ce qu’il y a à savoir sur ce personnage, présenté en creux, par ce qu’il n’a pas. L’adverbe « jamais » renforce la monotonie. Pourtant, l’emploi du Plus-que-Parfait nous prépare à un changement, on comprend que jusque là, il n’y avait rien à raconter et on attend la suite.
M. Seguin n’avait jamais eu de bonheur avec ses chèvres.
L’intérêt du lecteur est éveillé : on en a dit trop ou pas assez et les questions fusent : comment ? Pourquoi ? Cela va-t-il changer ?
L’explication arrive, claire, nette et précise, avec un imparfait d’habitude et les termes « toutes » et « de la même façon » . Les deux points annoncent l’explication qui se fait en trois courtes propositions. Il n’y a en quelque sorte pas d’histoire ni de mystère.
Un beau matin, elles cassaient leur corde, s’en allaient dans la montagne, et là-haut, le loup les mangeait.
Une seconde explication arrive, plus psychologique mais aussi moins assurée (« parait-il »): les chèvres ont soif de liberté et Monsieur Seguin ne comprend pas cela, il n’en conçoit même pas l’idée. Deux visions de la vie s’opposent et là réside l’intérêt de l’histoire.
C’était, parait-il, des chèvres indépendantes, voulant à tout prix le grand air et la liberté.
Le brave M. Seguin, qui ne comprenait rien au caractère de ses bêtes, était consterné.
Voilà qu’arrive la septième chèvre, comme dans les contes, on s’attend à ce que celle-ci soit différente. Elle est plus jeune, plus apte peut-être à s’habituer à la vie tranquille que M. Seguin lui propose.
Le portrait de la petite chèvre est un passage très connu mais relisez-le pour apprécier tout l’art du portrait, surtout si vous participez à un atelier d’écriture. Presque tout en exclamatives, avec ses répétitions et sa construction de type oral, ce passage semble dit plutôt qu’écrit :
Ah ! Qu’elle était jolie, la petite chèvre de M. Seguin !
Qu’elle était jolie avec ses yeux doux, sa barbiche de sous-officier, ses sabots noirs et luisants, ses cornes zébrées et ses longs poils blancs qui lui faisaient une houppelande !
Nous sommes en admiration et nous l’aimons déjà, peut-être même, comme M. Seguin, aimerions-nous l’avoir comme animal de compagnie mais la SPA saurait vous rappeler qu’un animal a des besoins…
Un amour de petite chèvre…
Mais « elle a tout pour être heureuse », comme le disent ceux qui ne comprennent rien à la tristesse d’autrui : M.Seguin a un joli pré, comme un rêve de petite maison dans la prairie, sauf qu’il s’agit d’un clos. L’enfermement ne se voit pas trop : il n’y a pas de barreaux à cette prison mais une jolie haie fleurie d’aubépines. Tout semble paradisiaque à tel point d’ailleurs que tout le monde semble heureux. Mais la petite chèvre, comme Eve au Paradis, rêve d’autre chose, de plus vaste, plus haut, plus savoureux.
Alphonse Daudet, par le truchement de son personnage animalier, remarque comme La Fontaine avant lui que ce qui fait le bonheur des uns n’est pas ce qui fera le bonheur des autres : il y a plusieurs catégories d’animaux, comme il y a plusieurs catégories d’humains, certains ont des rêves plus grands qu’eux. Je ne peux m’empêcher de citer Oscar Wilde :
We are all in the gutter but some of us are looking at the stars.
Ce qui signifie que nous sommes tous dans le caniveau mais que certains d’entre nous regardent les étoiles.
Autre élément de sagesse : le bonheur est un état d’esprit, l’herbe du clos est la même, mais elle paraît maintenant fade.
Les éléments de dialogue rendent le texte vivant. La petite chèvre est nommée Blanquette, elle n’est pas anonyme, elle est adoptée. M. Seguin fait plusieurs propositions, toutes refusées car toutes inacceptables. Il ne peut comprendre pourquoi on voudrait troquer la sécurité contre une vie dangereuse. Il donne l’exemple de la vieille Renaude, dévorée l’année précédente, mais Blanquette ne change pas d’avis et se sauve.
La fête que reçoit Blanquette en arrivant à la montagne et cette journée entière de liberté est à la hauteur de ses espérances. La description est magnifique, avec de nombreux adjectifs, des énumérations de fleurs, et des exclamatives là encore soulignent l’exaltation, alors que les points de suspension laissent libre cours à l’imagination. Aucun sens n’est oublié : les odeurs, le goût, le toucher, la vue avec les couleurs.
De grandes campanules bleues, des digitales de pourpre à longs calices, toute une forêt de fleurs sauvages débordant de sucs capiteux !…
Les sucs capiteux lui montent à la tête, comme l’étymologie de l’adjectif l’indique (cap = tête), et la voilà ivre de plaisir et de liberté. La chèvre évolue dans ce décor, lui donnant son relief :
[…] roulait le long des talus […]Puis, tout à coup, elle se redressait d’un bond […]Tantôt sur un pic, tantôt au fond d’un ravin
Cette journée vaut plusieurs vies, comme le sous-entend la phrase :
On aurait dit qu’il y avait dix chèvres de M. Seguin dans la montagne.
Le plaisir de la compagnie n’est pas oublié avec la rencontre avec une troupe de chamois:
Tous ces messieurs furent très galants…
Mais le soir finit toujours par arriver (Gardien de nuit – Francis Cabrel ), et qu’il passe vite le temps de l’insouciance et de la jeunesse !
Déjà ! dit la petite chèvre; et elle s’arrêta fort étonnée.
Les personnes âgées vous le diront: une vie, ça passe très vite. Tout bascule (« Tout à coup ») sur un autre décor. La maison de M. Seguin, qu’elle riait auparavant de voir si petite du haut de la montagne, disparaît dans la brume. La fumée sur le toit symbolise la chaleur du foyer. Les sens sont à nouveau sollicités : la vue, l’ouïe, le toucher, mais tout est différent.
Tout à coup, le vent fraîchit. La montagne devint violette;
[…] de la maisonnette, on ne voyait plus que le toit avec un peu de fumée. Elle écouta les clochettes d’un troupeau qu’on ramenait et se sentit l’âme toute triste… Un gerfaut, qui rentrait, la frôla de ses ailes en passant. Elle tressaillit…
L’heure du dernier rendez-vous s’approche, et comme chacun de nous, elle n’y a pas pensé. On n’est jamais préparé pour notre fin, comme si on n’y croyait pas vraiment.
« La mort est là depuis le début mais vers la fin, elle se montre », a dit un humoriste.
Puis ce fut un hurlement dans la montagne […]
Elle pensa au loup; de tout le jour la folle n’y avait pas pensé…
Toute petite chèvre qu’elle est, la voilà placée devant un dilemme cornélien : Il faut choisir entre la vie et la mort, entre la trompe de M. Seguin et les hurlements du loup. La mort vaut parfois mieux qu’une vie désespérante : la petite chèvre a retrouvé toute sa lucidité à ce moment tragique. Le tragique tient dans cette toute petite phrase qui n’a l’air de rien :
La trompe ne sonnait plus…
On ne revient pas en arrière.
On se révèle dans sa vie, dans ses choix mais aussi dans sa mort. On admire la dignité de cette petite chèvre qui se bat pour l’honneur !
Non pas qu’elle eût l’espoir de tuer le loup – les chèvres ne tuent pas le loup, – mais seulement pour voir si elle pourrait tenir aussi longtemps que la Renaude…
Elle meurt parce qu’elle aime la vie :
Pendant ces trêves d’une minute, la gourmande cueillait en hâte encore un brin de sa chère herbe; puis elle retournait au combat, la bouche pleine…
Ce choix de lutter et de choisir l’heure de son départ n’est pas facile, c’est ce qui en fait la beauté :
Une lueur pâle parût dans l’horizon… Le chant d’un coq enroué monta d’une métairie.
-Enfin, dit la pauvre bête, qui n’attendait plus que le jour pour mourir; et elle s’allongea par terre dans sa belle fourrure blanche toute tachée de sang…
Il existe l’histoire d’une huitième chèvre de Monsieur Seguin : Dans « Histoires du Soir », éditions First, Françoise Réveillet raconte une charmante suite. Cette huitième chèvre s’appelle Loulette et finira par sympathiser avec le Loup. Elle ne s’est jamais ennuyée dans le clos car elle aimait lire. Petit conte très moral donc, destiné aux enfants, écrit très simplement mais amusant.
Enfin, lisez le dernier roman policier de Fred Vargas : Quand Sort La Recluse, vous pourriez trouver un petit clin d’oeil à cette histoire de Monsieur Seguin, revisitée de manière très intéressante.