
Voici une chanson de la regrettée Barbara qui prend Noël à contre-pied, une chanson un peu coquine, qui ne se prend pas au sérieux.
C’était vingt-deux heures à peine, ce vendredi-là
C’était veille de Noël et, pour fêter ça,
Il s’en allait chez Madeleine près du Pont d’ l’Alma
Elle aurait eu tant de peine qu’il ne vienne pas
Fêter Noël, fêter NoëlEn smoking de velours vert, en col roulé blanc
Et le cœur en bandoulière, marchant à pas lents
A pied, il longeait la Seine tout en sifflotant
Puisqu’il allait chez Madeleine, il avait bien l’ temps
Charmant Noël, charmant NoëlC’était vingt-deux heures à peine, ce vendredi-là
C’était veille de Noël et, pour fêter ça,
Elle s’en allait chez Jean-Pierre, près du Pont d’ l’Alma
Il aurait eu tant de peine qu’elle ne vienne pas
Fêter Noël, fêter Noël
Bottée noire souveraine et gantée de blanc
Elle allait pour dire « Je t’aime » marchant d’un pas lent
A pied, elle longeait la Seine tout en chantonnant
Puisqu’elle allait chez Jean-Pierre, elle avait bien l’ temps
Mmh mhm mhm, charmant Noël
On a noté la lassitude d’une relation quasi conjugale: pas d’impatience «elle avait bien le temps», «pas lents». Le temps s’étire encore en comptant les pas pour ainsi dire avec les rimes à l’hémistiche. Ces deux-là vivent une relation de confort laissant imaginer un chez-soi, un foyer avec l‘emploi de «chez», une relation de tendresse qui semble la seule motivation à leur déplacement: «il aurait eu tant de peine». On voit déjà que les deux personnages ne trouvent pas totalement leur compte dans leur vie sentimentale. «Le cœur en bandoulière» est une expression qui signifie que ce cœur est à prendre.
Un petit clin d’œil à la Madeleine de Brel en passant mais avec une inversion des rôles: le jeune homme n’est pas le benêt qui attend Madeleine qui ne vient pas.
On pourrait écrire une thèse sur le thème du pont en poésie. Depuis «il suffit de passer le pont» de Brassens jusqu’au «pont Mirabeau» d’Apollinaire, c’est le lieu de rencontre, le lieu de nostalgie des amours mortes, le lieu du passage de l’enfance à l’âge adulte aussi avec la perte de la virginité. Pour Jules César et son célèbre «Alea jacta est», franchir un cours d’eau était le symbole de la transgression des lois.
Plus précisément, Alma fait songer à âme, voilà donc le pont où on rencontre l’âme de l’autre ? En fait, de l’Autre, chacun ne voit qu’une double apparence: des vêtements et des vêtements de fête. Le contraire du quotidien, donc. C’est peut-être le pont ou l’âme se cache, finalement, juste le temps de la traversée.
Le pont de cette chanson sera un peu tout cela: transgression puisqu’il mènera à l’adultère, perte d’innocence donc, avec l’eau s’en iront quelques bonnes résolutions et c’est bien sûr le point de rencontre des amants.
Or, voilà que sur le pont ils se rencontrèrent
Ces deux-là qui s’en venaient d’un chemin contraire
Lorsqu’il la vit si belle des bottes aux gants
Il se sentit infidèle jusqu’au bout des dentsElle aima son smoking vert son col roulé blanc
Et frissonna dans l’hiver en lui souriant
– Bonsoir je vais chez Jean-Pierre, près du pont d’ l’Alma
– Bonsoir, j’allais chez Madeleine, c’est juste à deux pas
On remarquera qu’ils n’aiment qu’une apparence chez l’autre, à l’opposé de leur relation «durable» qui se fonde sur le cœur «il aurait eu tant de peine».
Le passage du présent au passé «je vais» / «j’allais» est significatif: il n’en faut pas plus pour comprendre le changement de plan.
Nouveau lieu donc, lieu neutre: « chez Eugène ». Voilà un peu de lumière dans leur vie terne: «sapin de lumière», «feu de bois». Et cette lumière de fête, ce rêve d’un jour exceptionnel «un Noël comme on n’en fait pas» semble valoir les inconvénients et les mesquineries qui suivent: « scènes », »l’air un peu sournois ». Ce n’est pas trop cher payé: «qu’est-ce que ça pouvait leur faire?»
Et ils allèrent chez Eugène pour y fêter ça
Sous le sapin de lumière quand il l’embrassa
Heureuse, elle se fit légère au creux de son bras
Au petit jour, ils s’aimèrent près d’un feu de bois
Joyeux Noël, joyeux NoëlMais après une semaine, ce vendredi-là
Veille de l’année nouvelle, tout recommença
Il se rendit chez Madeleine, l’air un peu sournois
Elle se rendit chez Jean-Pierre, un peu tard, ma foiBien sûr, il y eut des scènes près du Pont d’ l’Alma
Qu’est-ce que ça pouvait leur faire à ces amants-là ?
Eux qu’avaient eu un Noël comme on n’en fait pas
Mais il est bien doux quand même de rentrer chez soi
Après Noël,
Joyeux Noël
On sait cependant que la raison reprend le dessus et que la fête ne peut pas durer toujours «après Noël». La douceur «il est bien doux» remplace le bonheur léger «heureuse, elle se fit légère».
Pas de jugement, juste un petit sourire, c’est un beau cadeau, merci Barbara.
Ces différentes analyses sont passionnantes, et le fait qu’elle y donne lieu démontre la valeur, la profondeur de la chanson. Sur ce même thème, on peut citer « Marions-les » du répertoire de Juliette Gréco, qui n’est pas mal non plus. Quant à moi, je ne peux m’empêcher, chaque fois que je l’écoute, d’évoquer la déception et le chagrin de Jean-Pierre et de Madeleine, leur vaine attente un soir de Noël… Cela me rappelle un film de Charlie Chaplin où Charlot a tout préparé chez lui alors que les invités ne viennent pas, et aussi une chanson de Dick Annegarn, dont j’ai oublié le titre, sur le sujet… On a le cœur un peu serré. Malgré tout, et cela peut paraître contradictoire, je suis pour la liberté dans un couple, et je pense qu’une petite aventure comme celle-là, sans lendemain, met du piment dans une vie. C’est vrai que rien n’est simple, et je ne me permets pas de juger, en tout cas. Pour en revenir à cette chanson douce amère, un peu cruelle, ironique, très bien écrite sur une belle mélodie (bon, évidemment ; c’est Barbara !), je l’adore depuis des décennies (avec d’autres !).
Vous avez bien résumé ce que beaucoup ressentent avec cette chanson. Merci pour votre commentaire.
J’ai énormément aimé ces trois analyses, permettez-moi d’en ajouter une quatrième. Dès le début, quelque chose ne va pas : les deux futurs amants marchent sans hâte, ils n’ont pas de meilleure raison pour se rendre chez leurs partenaires que « ils auraient eu tant de peine » autrement. Cela montre qu’ils n’y tiennent pas tellement, à madeleine ou à Jean Pierre, et qu’il suffit de bien peu pour les rendre infidèles (voir les jolis habits de l’autre). Là non plus, il n’est pas question d’amour : c’est juste une folie, un caprice qu’ils s’offrent. Et, le sachant bien, après quelques jours ils retournent à leur vie habituelle, à leurs partenaires qu’ils n’aiment certainement pas d’amour fou ( c’est d’ailleurs pour cela qu’ils n’ont pas grand chose à craindre, « qu’est-ce que cela pouvait leur faire » de les perdre, finalement ? ) mais qui leur offrent une tranquille tendresse et, probablement, de leur part, même de l’amour. En dépit du ton gai de Barbara, je les trouve bien tristes, eux qui n’ont pas de visage, pas de nom, rien que les beaux vêtements de fête. Ils ont tout eu, l’aventure et la relation confortable, or ils ne paraissent jamais connaître l’amour. J’arrive jusqu’à penser que le nom du pont (alma, l’âme) ne soit pas dû au hasard, c’est peut-être le seul moment où l’âme des deux ressens vraiment quelque chose. .. même si ce n’est qu’un caprice « sans conséquence ».
Vous avez très bien exprimé ce que je ressens : l’ironie et l’humour ne sont souvent que des artifices pour masquer la tristesse, qui est le vrai fond du propos. Et les cadeaux de Noël eux-mêmes sont parfois artificiels et ne sont pas faits pour durer. Ils brillent le temps d’une fête.
Bonsoir, j’aime beaucoup cette chanson – surtout la version interprêtée par un homme/interprête qu’ai écouté pour la première fois, il y a déjà au moins 10 ans. Malheureusement j’ai perdu la disque…. J’ai surfé mais je ne retrouve pas sur l’internet. Ce n’était ni la Version de Dominick Trudeau ou de Mathieu Rosaz ni de Julien Clerc.
C’est plus vieux. Si quelqu’un a une idée……merci beaucoup, Petra (Allemagne)
J’aime bien l’idée de Alma/âme, à laquelle je n’avais pas pensé. Les pont des âmes, peut-être aussi un pont entre deux âmes. Passer le pont, c’est toujours le début de l’aventure. Merci.
Beaucoup d’interprétations sont possibles et cela souligne toute la richesse de ce texte. Pour tenter de comprendre l’idée maîtresse, la psychologie de l’auteure est importante.
Au delà de la peinture haute en couleur des deux amants, du regard amusé (sans jamais être méchant) qu’elle porte sur leurs postures et sur leur manège, je pense que Barbara s’émerveille de leur capacité à réenchanter leur relation, par instant fort et fugace (noël) qui va permettre à cette relation de survivre au quotidien (l’année nouvelle) avec son cortège de lassitude et de scènes de ménage.
Barbara a chanté sa bipolarité et son combat pour réenchanter sa vie; une fois cette chanson dépouillée de toutes ses feuilles et de ses branches, c’est le tronc que je devine.
Magnifique commentaire. Grand merci pour votre visite et votre pierre à l’édifice.
Je ne suis pas trop d’accord avec votre analyse de cette chanson. (alors que j’apprécie certaines autres de vos analyses, d’autres chansons). Il me semble que Barbara moque, tout au long, les conventions de l’adultère. Les tenues d’apparat des deux personnages en donnent une image étriquée: « smoking vert, col roulé blanc », « bottée noire, souveraine », « gantée de blanc »: bien qu’il s’agisse d’une saison froide, ceux-ci portent des vêtements qui les engoncent dans leur embourgeoisement symétrique. Leur escapade amoureuse commune « à la petite semaine » (celle des fêtes) n’est pas si enviable, en fait. Et je me demande si le choix d’Eugène (pour y fêter ça) n’est pas tout aussi ironique (eux, gênents). Enfin, la conclusion, cruelle quoique mordante là aussi et grimaçante de bouffonnerie « mais il est bien doux quand même de rentrer chez soi » donne au contraire le frisson; non, décidément, non, je ne pense pas que « Joyeux Noel » soit inconvenante là où la chanteuse semble le désigner: c’est cette petite aventure extra conjugale mais normée qu’elle raille. Elle en savait sans doute quelque chose, elle qui dut se prostituer, fut un temps, pour survivre. Et a dû, forcément, constater les ambivalences des gens trop bien installés, sûrs d’eux (de leur petit confort) mais qui espèrent encore la Grande Aventure à peu de frais. D’ailleurs « bien sûr il y eut des scènes près du pont de l’Alma, qu’est-ce que ça pouvait leur faire à ces amants-là » » est terrible: certains que leur « rang » de bourgeois ne sera pas trop perturbé par cet épisode, ils ne risquent rien: ils se rencontrent s’aiment et baisent (espérons le) mais s’en retournent vieillir sûrement dans la sinistre tranquillité d’une vie corsetée.
Votre interprétation se tient bien, c’est vrai, et c’est même beaucoup plus « fin » comme moquerie. Merci beaucoup pour votre apport.