
Voici une très émouvante chanson de Linda Lemay à réécouter.
Le champ lexical est celui d’un temps qui arrive à sa fin : L’hiver » est traditionnellement associé à la mort, la fin de l’année comme la fin de la vie, la période la moins agréable.
« Hier » est assimilé au passé, à un temps révolu. « Hier », c’est le jour qui est mort, contrairement au temps présent, » au bel, au vivace aujourd’hui » comme le dit si bien l’héroïne du Jardin des Finzi-Contini.
Mais cette période s’éternise d’une manière excessive comme on le voit avec le champ lexical de la durée ; « long », « cent », « use » et cela semble contraire aux lois naturelles comme l’indique le leitmotiv : « mais qu’est-ce qu’elle fait la mort ? »
Ca fait cent longs hivers
que j’use le même corps
j’ai eu cent ans hier
Le corps est usé, mais pas la tête, ce qui est peut-être encore plus cruel car les souvenirs sont ceux de tant de disparus. Ce ne sont pas forcément des amis, tous ces « gens », mais la personne encore en vie est comme entourée de tous ces fantômes dont beaucoup étaient plus jeunes qu’elle, ce qui ajoute à l’impression d’erreur.
J’ai encore toute ma tête
elle est remplie de souvenirs
de gens que j’ai vus naître
puis que j’ai vus mourir
J’ai tellement porté de deuilsque j’en ai les idées noires
La pauvre femme se prépare mais il semble que ce soit en vain, la mort ne vient pas :
je suis là que je me prépare
je choisis mon cercueil
Mais le docteur me répète
visite après visite
que j’ai une santé parfaite
Au lieu de relever l’erreur, le médecin la félicite , comme si il y avait de quoi, pauvre trace d’humour ou de moquerie de la part de la Camarde.
y’est là qu’y m’félicite
Dans les souvenirs subsistent des faits marquants appartenant à l’Histoire, mais elle ne voit plus l’avantage d’avoir été ce témoin émerveillé.
J’ai vu la Première guerre
le premier téléphone
me voilà centenaire
mais bon, qu’est-ce que ça me donne
Le modernisme qui n’est pas de son temps la raye du monde actuel mais si elle n’appartient plus à ce monde, elle n’a pas encore accès à l’autre.
les grands avions rugissent
y’a une rayure au ciel
c’est comme si l’éternel
m’avait rayée de sa liste
et elle s’interroge :
Qu’est-ce que j’ai pas fini
qu’y faudrait que je finisse
perdre un dernier ami
enterrer mes petits-fils?
Ce qui lui reste à faire est forcément pénible et dur, s’il lui reste une action à accomplir, elle ne peut être constructive, d’où son incompréhension:
J’ai eu cent ans hier
ma place est plus ici
elle est au cimetière
elle est au paradis
Elle vit ce sursis comme une punition terrible :
Si je méritais l’enfer
alors c’est réussi
car je suis centenaire
et je suis encore en vie
Moi je suis née aux chandelles
j’ai grandi au chaudron
bien sûr que je me rappelle
du tout premier néon
Avoir trente ans déjà lors de cette crise de 1929 qu’on nous enseigne dans les livres d’histoire, cela montre toute la durée de cette vie.
J’ai connu la grande crise
j’allais avoir 30 ans
Le parallèle avec le bon côté de cette époque où l’on n’était pas encore désabusé est avancé dans un langage très simple; des tournures de phrases de type « oral », on croirait entendre cette vieille femme nous parler d’elle :
j’ai connu les églises
avec du monde dedans
Moi j’ai connu les chevauxet les planches à laver
un fleuve beau
qu’on pouvait se baigner
De même, la naïveté de la tournure suivante cache une pointe d’humour amer :
Moi j’ai connu le soleil
avant qu’y soit dangereux
faut-il que je sois veille
venez me chercher, bon dieu
J’ai eu cent ans hierc’est pas que j’ai pas prié
mais ça aurait tout l’air
que Dieu m’a oubliée
Comme dans une prison, elle a des « gardiennes » dans sa maison de retraite mais elle ne peut s’attacher à aucune : elles sont toujours nouvelles et n’appartiennent pas vraiment à sa vie.
Alors j’ai des gardiennes
que des nouveaux visages
Et puis ces étranges « amies » sont payées. Qui voudrait être son « amie » gratuitement ?
des amies de passage
payées à la semaine
Même la langue a changé, évolué, et l’ancêtre semble être une émigrée en terre étrangère:
Elles parlent un langage
qui ne sera jamais le mien
Et le rappel de son âge revient, toujours avec une sorte d’étalon de mesure qui en laisse imaginer la durée:
et ça me fait du chagrin
d’avoir cinq fois leur âge
Et mille fois leur fatigue
« cent » ans, « cinq » fois leur âge et « mille » fois leur fatigue : que de chiffres pour résumer une vie !
Elle est immobile et les jeunes se promènent virtuellement dans le monde entier : une manière de bouger plus vite dans une autre forme d’immobilité, devant une autre fenêtre. Elles ne sont pas si différentes d’elle, ces jeunes femmes, au fond, mais elles évoluent dans un monde parallèle :
immobile à ma fenêtre
pendant qu’elles naviguent
tranquilles sur internet
C’est vrai que j’attends la mortmais c’est pas que je sois morbide
c’est que j’ai cent ans dans le corps
et que je suis encore lucide
Suivent deux images illustrant la contradiction d’être vivante quand dans le même temps on ne peut plus vraiment « vivre »
C’est que je suis avide
mais qu’y a plus rien à mordre
c’est que mon passé déborde
et que mon avenir est vide
Dans un temps où la science est capable de faire décoller des fusées, on ne peut pas aider une pauvre vieille femme à mourir.
On montre à la télé
des fusées qui décollent
est-ce qu’on va m’expliquer
ce qui me retient au sol
Je suis d’une autre écolej’appartiens à l’histoire
j’ai eu mes années folles
Le pire quand on vit trop longtemps, c’est qu’on voit mourir tous ceux de son âge et aussi la génération suivante.
J’ai eu un bon mari
et quatre beaux enfants
mais tout le monde est parti
dormir au firmament
Comme une veillée qui s’éternise alors qu’on tombe de sommeil et d’ennui dans sa solitude :
Et y’a qui moi qui veille
qui vis, qui vis encore
je tombe de sommeil
mais qu’est-ce qu’elle fait la mort.
Une réflexion sur « La Centenaire »