Pour Elsa et Bryce,
La poésie de Cabrel se cache derrière des mots simples, des scènes qui touchent notre mémoire et notre imagination. Elle n’en est pas moins profonde.
T’avais mis ta robe légère
Moi l’échelle contre un cerisier
Dès les deux premiers octosyllabes, le duo est en place, avec un zeugma qui relie les deux personnages tout en en faisant bien ressortir les différences. Le zeugma est une figure de style consistant ici à donner au verbe « mettre » deux compléments de sens différents : la robe, l’échelle. Les deux protagonistes, chacun à leur manière, vont ainsi mettre en place les conditions du désir sexuel.
T’as voulu monter la première
On voit qui mène le jeu avec le verbe « vouloir ». « La première » a également le sens de la première fille ou la première fois.
Le rythme est subitement rompu avec trois syllabes suivies d’un long silence bien éloquent.
Et après
La pudeur de l’auteur souligne l’aspect pudique de cette scène ravissante des premiers émois. Il n’y a pas de mots, que des images.
Y’a tant de façons, de manières
De dire les choses sans parler
Et comme tu savais bien le faire
Tu l’as fait
Cela se confirme, la jeune fille, nouvelle Eve grimpée la première sur l’arbre de ce paradis enfantin, sur l’arbre de la connaissance, sait déjà plus de chose que son jeune partenaire et continue de diriger le jeu amoureux.
Un sourire, une main tendue
Et par le jeu des transparences
Les fruits dans les plis du tissu
Qui balancent
La suite des trois éléments marque une progression : « sourire », « main », « fruits ». Le fruit n’est pas défendu mais cela rime avec tissu et, inconsciemment, nous avons compris qu’il s’agit aussi de ce fruit-là.
S’agissait pas d’monter bien haut
Mais les pieds sur les premiers barreaux
J’ai senti glisser le manteau
de l’enfance
On remarquera que les vers de trois syllabes riment également entre eux, la perte de l’enfance allant de pair avec les fruits qui balancent comme précédemment « tu l’as fait » était la suite logique de « et après » .
En perdant le manteau de l’enfance qui le protégeait du désir amoureux, le jeune homme se dénude et se trouve plus vulnérable.
On n’a rien gravé dans le marbre
Mais j’aime souvent y penser
Chaque fois que j’entends qu’un arbre
est tombé
Il s’agit d’un souvenir léger, rien qui ne se soit officialisé administrativement, on reste au plus près de la nature. « Arbre » s’oppose à « marbre » par la rime.
Un arbre, c’est vite fendu
Le bois, quelqu’un a dû le vendre
S’il savait le mal que j’ai eu
à descendre
L’auteur arrive sur des considérations plus « métaphysiques », toujours sous couvert de grande simplicité. Le temps passe vite et le « matériel » se dénature : l’arbre se fend, le bois se vend. Ne reste que le souvenir intime, que personne ne soupçonne.
D’ailleurs en suis-je descendu
De tous ces jeux de transparence
Ces fruits dans les plis des tissus
Qui balancent ?
Les jeux amoureux ne sont pas terminés, ils sont maintenant pluriel : « des tissus ». Toute la sexualité qui va suivre dans la vie adulte est un rappel de ce premier émoi et peut-être aussi un jeu du sortir de l’enfance. Bien sûr, les jeux seront moins innocents et plus variés, les partenaires diverses :
J’ai trouvé d’autres choses à faire
D’autres sourires à croiser
Mais la première fois reste à part :
Mais une aussi belle lumière
Jamais
On remarquera la sécheresse du dernier vers de la strophe, réduit à deux syllabes qui résonnent comme un couperet : certaines choses sont définitivement révolues. D’ailleurs le rythme poétique change : chaque strophe est comme amputée et a désormais un vers de moins :
A la vitesse où le temps passe
Le miracle est que rien n’efface
L’essentiel
Happé par la vie citadine, où l’on est toujours pressés, on reste tout de même miraculeusement humain. Le terme « miracle » n’est pas ici associé à l’amour : il ne s’agissait de rien d’aussi lourd et définitif dans ce premier désir sexuel. Cependant, on sent bien que l’essentiel est là, dans cette découverte et ce premier désir de l’Autre, pas dans le matériel ni dans la durée d’une relation.
Tout s’est envolé dans l’espace
Le sourire, la robe, l’arbre
Et l’échelle
Le temps est vu comme un espace, comme un trou noir qui avalerait tout mais qui ne peut rien contre le souvenir de ce qui a été. L’unicité de ce souvenir-là est souligné par les reprises.
A la vitesse où le temps passe
Rien, rien n’efface l’essentiel
J’ai trouvé d’autres choses à faire
D’autres sourires à croiser
Mais une aussi belle lumière
Jamais
Nous ne guérissons jamais de cette chute de l’arbre, cet arbre qui dans la poésie de Saint-John Perse est un lien entre le ciel et la terre, comme dans certaines religions ou croyances d’ailleurs. Cet épisode, malgré sa légèreté apparente, ou peut-être justement à cause de cela, dans son innocence, est peut-être une des portes ouvrant sur le ciel, sur Dieu.
Et voilà que du sol où nous sommes
Nous passons nos vies de mortels
A chercher ces portes qui donnent
vers le ciel
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