Juste la fin du monde


Ce film franco-canadien sorti en 2016 et réalisé par Xavier Dolan a été malheureusement remis en lumière en ce début d’année 2022 à l’occasion du tragique accident de ski de son acteur principal : Gaspard Ulliel.

La distribution est excellente et le film nous touche par sa densité et son universalité, à partir d’un synopsis très simple, d’après une pièce de JL Lagarce: un jeune homme très malade revient au domicile familial après 12 ans d’absence pour y annoncer sa mort prochaine. Cette dernière journée déroule la quintessence d’une vie familiale avec ses moments de rire, de tendresse ou de nostalgie, ses disputes et ses jalousies.

Parti sans explication peu après le décès de son père, Louis, le cadet, est devenu célèbre par ses reportages. Il a laissé un trou béant dans sa famille qui n’a de ses nouvelles que par les média. Sensible, intellectuel, homosexuel, il est en décalage complet par rapport à ses proches et c’est aussi un homme renfermé, qui a toujours eu du mal à communiquer oralement.

Entre les sous-entendus, les non-entendus, les malentendus et les dénis, les interruptions et le manque d’écoute, il ne parvient pas à dire les mots qu’il est venu apporter. Et pendant ce temps, la pendule continue de sonner les heures de cette dernière journée ensemble. Louis va pourtant avoir l’opportunité d’un échange particulier avec chaque membre de sa famille mais la communication est un exercice difficile. Il faut trouver le bon moment et avoir un code commun. Il faut être deux à avoir envie de s’exprimer et surtout d’écouter l’autre, de s’intéresser à ce qu’il a à dire. Et puis il y a tout ce qu’on préfère ne pas savoir et que peut-être il vaut mieux taire, quand il est trop tard.

La famille s’est mal reconstruite autour de son absence. Il est à la fois celui qui a réussi et celui qui a failli. Sa réussite sociale extérieure est affichée sur les murs sous la forme d’articles de journaux découpés alors que sa place dans la maison prend l’allure d’un remord que l’on traine. Ses affaires d’enfance et d’adolescence accumulés dans un débarras ont pris la poussière. On sent la nostalgie mais les souvenirs s’effritent, à peine en reste-t-il des images floues: le passé est définitivement perdu.

Le personnage de la mère ( Nathalie Baye) est particulièrement intéressant. Elle tente toujours avec un temps de retard de sauver les apparences, à l’image de la scène de l’arrivée de Louis où elle étale du vernis sur ses ongles et qu’il n’a pas le temps de sécher. Ce vernis semble être sa préoccupation principale. De même, elle s’inquiétera du bruit des disputes à table par rapport aux voisins. A défaut d’avoir une famille unie, elle voudrait au moins momentanément en sauver l’illusion.

Elle fume en cachette mais le débarras du jardin où elle se réfugie est aussi le lieu secret où elle s’autorise à être elle-même. C’est là que dans un instant de tête-à-tête avec son fils, l’essentiel ne sera pas dans les mots, même pas dans ce « je t’aime » qu’elle lui lance, mais dans cette longue étreinte d’adieu. Pour le reste, elle parle sans lui laisser la place de s’exprimer. Elle a bien senti que c’est la dernière fois qu’elle voit son fils mais elle ne veut rien savoir. Elle lui demande de mentir à sa soeur, de lui faire croire qu’elle sera la bienvenue chez lui. De lui faire croire qu’il l’aime, qu’il s’intéresse à elle. Parfois, les apparences peuvent être un baume.

Elle aura un reproche: il n’était certes pas l’aîné, mais la place de chef de famille lui revenait au décès de son père, parce qu’être plus doué que les autres vous oblige à des responsabilités.

Suzanne (Léa Seydoux), la benjamine, n’a pas de souvenir de ce frère qu’elle idéalise. Son absence l’a détruite, la petite fille est devenue une camée sans perspective d’avenir. Elle est un reproche vivant.

Il n’avait jamais rencontré Catherine (Marion Cotillard), la femme de son frère. Maladroite dans ses paroles, et par là-même touchant juste, celle-ci jouit d’une position extérieure qui va lui permettre presqu’immédiatement de tout comprendre. Elle parle vrai, sans détour, dans une communication qui n’est pas polluée par les liens affectifs. Elle lui fait comprendre à quel point il a délaissé sa famille, non pas seulement en s’éloignant géographiquement mais surtout en n’ayant pas le moindre intérêt pour la vie de ses proches. Il ne sait pas quel métier fait son frère, quel est le problème de leur fils aîné, ni l’âge de ses nièces. Tout était à sens unique, pour lui la lumière, pour eux l’obscurité. Elle acceptera de se tenir à l’écart et de se taire, dans son rôle de témoin.

Le frère aîné, Antoine, est insupportable de bêtise, de rancoeur et de méchanceté. Il est la matière brute opposée au raffinement du vocabulaire et des pensées de Louis. On croit d’abord que sa violence vient d’un manque de mots ou d’intelligence ou peut-être d’un sentiment de jalousie. C’est surtout un homme blessé. Lui non plus ne voudra rien savoir de cette mort prochaine, de de dernier départ qui sonne comme un deuxième abandon. Il ne pardonne pas. Antoine incarne une des phases du deuil : la colère et l’incompréhension. D’un multiple deuil d’ailleurs, celui du temps qui ne se rattrapera plus d’abord : avec ses mots simples, il soulignera combien celui qui n’a pas vu grandir leur petite soeur est passé à côté de la vie. Le deuil de la mort définitive, finalement, n’est pas le plus lourd à porter.

Louis était venu dire adieu, il aura surtout eu l’occasion d’exprimer ses regrets. Il venait leur apprendre qu’il allait partir définitivement, expliquer pourquoi ce dernier rendez-vous important avec la mort l’empêchait de prendre le dessert avec eux, d’aller jusqu’au bout de leur histoire commune, peut-être d’en vivre le meilleur. C’est lui finalement qui aura beaucoup appris, sur la vie, le passé, le présent. Et sur le fait que parfois, quand on s’en va, on s’aperçoit qu’on était déjà hors de sa vie et qu’il n’est pas certain qu’on manquera encore à quelqu’un. Leur deuil pourra peut-être enfin se faire car il est plus facile de ne plus espérer de retour que de rester dans l’incompréhension de l’indifférence d’un vivant.

Le départ est brusqué, on voudrait encore une heure, quelques minutes. C’est trop tôt. Et puis il y a cette phrase de Louis qu’Antoine ne lui laisse pas terminer: « je dois partir ». Peu importent les raisons du départ, pardonne-t-on si facilement aux défunts de nous avoir abandonnés ? Est-on jamais prêts ? Y a-t-il une heure, une date, qui puisse être le bon moment?

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