Un partage d’un extrait de Vents, de Saint-John Perse, poète toujours difficile à expliquer mais qui fait grand effet sur mon âme. Ces vers éveilleront sans doute d’autres échos pour vous. Le recueil est paru en 1968 mais j’ai la faiblesse de les lire à l’aune de mon époque misérable, ce qui est peut-être les trahir mais est-ce un hasard si cette page s’est ouverte aujourd’hui sur « Eâ »?
Eâ est le dieu de la sagesse mais il est lié aussi aux eaux douces souterraines, il correspond plus précisément à une nappe phréatique de Mésopotamie. (Source Wikipédia). Son nom pourrait signifier en sumérien « maison de l’eau ». Il est souvent présenté comme celui qui trouve les solutions aux problèmes les plus graves, c’est dire s’il est le bienvenu en cette année 2022 où nous avons franchi la limite planétaire de l’eau verte.
Petite explication: l’eau verte est celle qui s’infiltre dans le sol et hydrate les plantes. L’eau dite « bleue », quelle que soit sa couleur, est celle qui court dans nos rivières. Les neuf limites planétaires sont les seuils à ne pas dépasser pour ne pas compromettre les conditions de la vie sur Terre, parfois de manière irrémédiable et définitive. Nous en avons déjà dépassé six.
Mais revenons aux vers du poète:
« …Eâ, dieu de l’abîme, les tentations du doute seraient promptes
Où vient à défaillir le Vent…Mais la brûlure de l’âme est la plus forte,
Et contre les sollicitations du doute, les exactions de l’âme sur la chair
Nous tiennent hors d’haleine, et l’aile du Vent soit avec nous! »
Chez Saint-John Perse, le vent est perçu positivement, quand bien même il se mue en ouragan. Il fait bouger les lignes, il nous pousse à nous réinventer, à sortir de notre zone de confort en dépoussiérant les vieilles idées et les habitudes trop ancrées. Il nous donne des ailes ou en tous cas nous accompagne de son aile.
Le doute est le propre de l’humain, face à l’avenir, face aux nouvelles idées, face à ce que pourrait être sa vie. L’âme, au contraire, le pousse presque sauvagement (« brûlure », « exactions ») à avancer.
« Car au croisement des fiers attelages du malheur, pour tenir à son comble la plénitude de ce chant,
Ce n’est pas trop, Maître du chant, de tout ce bruit de l’âme-
Comme au grand jeu des timbres, entre le bol de bronze et les grands disques frémissants,
La teneur à son comble des grands essaims sauvages de l’amour.
Une envolée mystique dans ce passage sonore sur l’âme: on y retrouve des rites tibétains (les timbres, le bronze, les disques…), un Maître du chant comme un guide face au « bruit » inorganisé de l’âme. Cet aspect spirituel n’arrive pas au milieu du bonheur mais en plein doute, dans ce « croisement » où le malheur a rendez-vous, d’où qu’il vienne. Mais c’est peut-être dans le malheur qu’on peut se révéler, d’où cette fierté du mouvement (attelage) et cette force nécessaire (« ce n’est pas trop de ») pour atteindre la plénitude.
Il y a cependant de fausses pistes et le Maître semble les dénoncer dans un discours entre guillemets, un peu comme Anubis pesant les âmes:
« Je t’ai pesé, poète, et t’ai trouvé de peu de poids.
Je t’ai louée, grandeur, et tu n’as point d’assise qui
ne faille.
« L’odeur de forges mortes au matin empuantit les
antres du génie.
« Les dieux lisibles désertaient la cendre de nos jours.
Et l’amour sanglotait sur nos couches nocturnes.
« Ta main prompte, César, ne force au nid qu’une aile dérisoire.
Bon, au petit matin, il ne reste rien : des cendres, une aile dérisoire, des forges mortes, une odeur de mort même et l’amour qui sanglote. Tous ces efforts pour se hisser au niveau du génie ou d’un empereur (César) comme un forgeron dans le feu de l’action pour finalement s’apercevoir qu’on s’est fourvoyé. Il y a comme un côté « tâcheron » de l’être humain qui ne sait peut-être pas se laisser emporter avec plus d’innocence. Peut-être faut-il être jeune pour cela.
« Couronne-toi, jeunesse, d’une feuille plus aiguë!
On revient un peu à César et à la feuille de laurier, peut-être faut-il moins réfléchir et plutôt agir lorsque le moment est venu:
« Le vent frappe à ta porte comme un Maître de camp
Tiens, le Maître de chant a perdu un « h »! Le registre est plus guerrier.
« A ta porte timbrée du gantelet de fer.
Si l’on en croit ce qui suit, le gantelet de fer ne cache pas une main de velours:
« Et toi, douceur, qui va mourir, couvre-toi la face de ta toge
« Et du parfum terrestre de nos mains…«
On se souvient que César s’était couvert la face de sa toge au moment de mourir. On emporte aussi le parfum de la terre et de nos mains qui l’ont travaillée.
Le Vent s’accroisse sur nos grèves et sur la terre calcinée des songes!
Apparemment, on n’aura pas la vie dont on avait rêvé, et le poète semble souhaiter plus de vent encore avec l’emploi du subjonctif. C’est apparemment un temps de grandes migrations mais en marchant dans l’espace, on avance aussi dans le Temps:
Les hommes en foule sont passés sur la route des hommes,
Allant où vont les hommes, à leurs tombes. Et c’est au bruit
Des hautes narrations du large, sur ce sillage encore de splendeurs vers l’Ouest, parmi la feuille noire et les glaives du soir…
Et moi j’ai dit: « N’ouvre pas ton lit à la tristesse. Les dieux s’assemblent sur les sources,
Et c’est murmure encore de prodiges parmi les hautes narrations du large.
Le conte se mêle au présent, tandis que le passé s’efface insensiblement. Nous allons parmi les glaives croyant encore fouler les splendeurs de l’occident mais il n’en reste qu’un sillage de navire. L’Ouest est le lieu où le soleil se couche mais aussi où dans la nuit l’aube déjà se prépare. Mourir pour renaître. Nous pourrions céder à la nostalgie du passé, à la crainte de l’avenir, à la peur du présent. Nous pourrions même porter le deuil de nos rêves. Pourtant, il y a là comme un moment exaltant à vivre : les sources parlent de vie et de renouveau et les dieux s’y assemblent. L’air du large nous appelle à nous élever, à trouver peut-être d’autres valeurs, moins matérielles. La parole est créative et on murmure des prodiges.
Le texte continue un peu puis se termine sur ces mots:
S’en aller! s’en aller! Parole de vivant.
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